thème : Convivialité
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vendredi 19 avril 2019 à 20h30

Lettre d'une inconnue

L'HISTOIRE

A Vienne vers 1900, au beau milieu d'une nuit pluvieuse un carrosse ramène chez lui un homme épuisé moralement et physiquement. Stefan Brand est attendu au petit matin pour se battre en duel contre un mari outragé, il sait avec certitude que la mort l'attend. Doit-il fuir ou se soumettre ? Brand est plutôt du genre à se dérober. Alors qu'il ne lui reste à peine que trois heures pour se préparer, son valet de chambre lui remet une lettre provenant d'une patiente mourante de l'Hôpital Sainte-Catherine. Celle-ci a été rédigée à son attention par une femme qui lui est inconnue, une dénommée Lisa Berndle qui jure de l'avoir aimé passionnément depuis toujours et qui entreprend, via cette missive à la tonalité morbide, de lui raconter sa vie et son amour absolu pour sa personne. Stefan plonge dans la lecture de cette lettre, et le spectateur de suivre par des flashbacks et la voix off de Lisa trois époques de l'existence de l'amante éplorée, de sa première rencontre à 15 ans avec le beau Stefan Brand, un pianiste doué promis à un bel avenir qui vient d'emménager tout près de chez elle, jusqu'à la dernière une vingtaine d'années plus tard, en passant par quelques rares moments de grâce et surtout de nombreux drames, déchirements et frustrations.

BANDE-ANNONCE

ANALYSE ET CRITIQUE

« Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. »

Dès l'entame du film, avec son atmosphère lugubre et pluvieuse, avec son personnage de séducteur usé et clairement en sursis, saisi en pleine lecture d'une lettre écrite par une femme probablement déjà décédée qui lui conte une histoire d'amour obsessionnelle et illusoire, avec la douce voix de Joan Fontaine qui surgit d'outre-tombe pour nous faire passer de l'ombre à la lumière tout au long de son récit déchirant, nous savons que Lettre d'une inconnue appartient au genre du mélodrame ; un mélodrame d'une puissance dramatique peu commune certes, mais également une oeuvre typique de son pays d'origine - les États-Unis - et de son époque - l'immédiate après-guerre. Pourtant, une fois l'oeuvre achevée, il nous apparaît tout aussi distinctement que Lettre d'une inconnue n'est pas un mélodrame comme les autres, qu'il offre une complexité inattendue du fait des personnages mis en scène, de la nature de leur relations, et surtout par le regard que porte le réalisateur sur ces derniers et par le basculement des points du vue féminin et masculin qui s'opère subtilement au sein du film. La recréation d'un univers ancien disparu, la mélancolie qui innerve profondément le film, l'importance de la musique, le mouvement perpétuel qui emporte les personnages dans une danse sans fin autre que la mort, l'impression d'un rêvé éveillé qui subit les assauts d'une réalité normative, le passage du temps qui détermine la tragédie, le monde vu comme un théâtre dans lequel le destin d'une femme qui s'abîme dans ses emportements passionnels croise celui d'un homme-artiste épris de doutes qui ne réussira à se révéler à lui-même qu'une fois cerné par la mort… incontestablement nous sommes en présence d'un film de Max Ophuls.

Pourtant, à l'origine, Lettre d'une inconnue n'est pas du tout un projet personnel d'Ophuls. Défendue depuis des années par William Dozier, cette adaptation d'une nouvelle de Stefan Zweig, eut bien du mal à se monter, principalement en raison de son sujet jugé scabreux et donc bien trop moralement condamnable pour être porté à l'écran. C'est qu'à l'époque sévissait le Breen Office, un organisme de censure toujours prompt à trancher dans le vif des scénarios dès qu'il s'agissait de morale publique. La nouvelle de Zweig, avec sa sexualité explicite et ses personnages aux comportements heurtant la bienséance, ne pouvait raisonnablement faire l'objet d'un film hollywoodien. Dozier, devenu vice-président de Universal, par sa force de conviction et grâce à une stratégie consistant à convaincre le Breen Office de l'intérêt des nombreux changements apportés à l'histoire originale, finit par mettre le film en chantier avec comme partenaire John Houseman, un producteur dont il avait fait la connaissance lors de son passage à la Paramount. Houseman a l'idée d'engager le scénariste Howard Koch (qui avait travaillé sur les scripts de L'Aigle des mers, Sergent York ou encore Casablanca) qui lui-même insiste fortement pour que Max Ophuls assure la mise en scène. De son côté, William Dozier avait créé une petite compagnie - Rampart Productions - dont le but était de produire des films pour son épouse, une certaine Joan Fontaine. Lettre d'une inconnue est ainsi leur premier projet (un seul autre film sera produit par cette compagnie, le plutôt insignifiant L'Extravagant Mlle Dee avec Fontaine et James Stewart). Max Ophuls arrive donc en dernier sur cette production Rampart / Universal, mais sa collaboration avec Howard Koch dans l'écriture du scénario va s'avérer confraternelle et fructueuse.

Lettre d'une inconnue est le deuxième film que tourne Ophuls aux États-Unis après L'Exilé, un film de cape et d'épée avec Douglas Fairbanks Jr. Le cinéaste allemand, contrairement à d'autres cinéastes européens émigrés à Hollywood suite à l'avènement du nazisme, peina longtemps à trouver du travail, souffrant d'un manque de renommée malgré une déjà longue expérience sur le Vieux Continent. Arrivé aux USA en 1941, il dut attendre six ans avant de pouvoir retrouver le chemin des plateaux, soutenu essentiellement par son compatriote Robert Siodmak. Pourtant, malgré des débuts difficiles, il parvient, en dépit de son fort caractère, à s'adapter peu ou prou aux exigences des grands studios américains et surtout à contourner les diktats et à subvertir le matériau qu'il avait à disposition. En réalité, c'est en profitant de l'impressionnante logistique hollywoodienne et en collaborant avec les meilleurs artistes et techniciens du monde que Max Ophuls put franchir un nouveau palier dans son art de la mise en scène et affiner son style. Lettre d'une inconnue va ainsi représenter la quintessence de l'art ophulsien aux Etats-Unis, avant que ce dernier ne vienne s'épanouir encore plus librement en France dans un quatuor de chefs-d'œuvre dont la réputation n'est plus à faire (La Ronde, Le Plaisir, Madame de…, Lola Montès). La préparation du film ainsi que son tournage ne connurent que très peu de heurts, l'entente entre Koch, Ophuls, Dozier et Houseman fut même relativement excellente… jusqu'à la phase du montage. En effet, le style du cinéaste, fait de grands blocs de séquences plus ou moins autonomes et de longs plans séquences à la fluidité stupéfiante, ne réussit véritablement jamais à convaincre les responsables des studios américains et les monteurs - aux ordres - qui ne se privaient pas de tailler dans le mouvement dans le but d'accélérer la narration. L'Exilé avait été littéralement « charcuté » au montage, et Lettre d'une inconnue allait connaître le même triste sort. Heureusement, Ophuls et Koch parvinrent à faire revenir William Dozier sur sa décision après un premier montage calamiteux. Il subsiste à l'évidence, hélas, quelques raccords ici ou là altérant un peu les options spatio-temporelles de Max Ophuls, mais ceux-ci n'empêcheront en aucun cas le réalisateur et le scénariste d'accomplir un petit miracle, et Lettre d'une inconnue de témoigner à vif à chacun de ses plans de son empreinte ophulsienne.

Brief einer Unbekannten, tel est le titre de la nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1922. L'écrivain autrichien fasciné par la psychanalyse, et virtuose dans l'art de mêler les sentiments romantiques les plus exaltés à une sexualité dévorante, avait fait de son personnage principal un écrivain (sans doute pour se projeter plus facilement en lui). Cette histoire romanesque à la sexualité explicite, qui explore la dépendance affective d'un personnage de tragédie confiant avant de mourir son comportement masochiste, et dont la narration à la première personne joue constamment entre les thèmes de présence et de l'absence, ne pouvait certes que terrifier Hollywood, mais à l'inverse trouver des résonances fortes chez Ophuls, le réalisateur finalement idéal pour en assurer la transposition cinématographique. Modifier de façon considérable la nouvelle de Zweig ne répondait donc pas seulement à des contraintes de production dues à une logique de censure (et d'autocensure), mais également au besoin du cinéaste de s'approprier un matériau original fait pour lui. Ainsi l'écrivain devient un pianiste doué mais insatisfait pour un Max Ophuls à la fois séducteur et mélomane dans la vie, doublé d'un artiste pointilleux toujours en proie aux doutes dans l'exercice de son art. (Détail amusant : le concert dont le poster est affiché sur le mur de l'appartement de Stefan Brand est daté du 6 mai… le jour de naissance d'Ophuls.) De plus, le cinéaste, qui ne partageait pas la cruauté envers l'humanité qui pouvait saisir Zweig, et dont l'élégance suprême de la mise en scène témoignait aussi de son raffinement spirituel, ne pouvait raisonnablement condamner son personnage à une forme de châtiment moral éternel. La nécessité de racheter ce dernier se faisait sentir pour Ophuls, qui introduisit l'idée du duel devant sceller le destin de Stefan. Ainsi, en lisant la lettre écrite par Lisa, il se révèle progressivement à lui-même ; et c'est dans la mort que le séducteur, jusqu'ici vidé de tout affect, trouve une noblesse aux yeux du cinéaste en retrouvant la mémoire de ses rares moments heureux passés avec la jeune femme. Dans une temporalité et un espace différents, Stefan et Lisa se sont chacun brûlé les ailes en voulant échapper à une dure réalité.

Car pour Max Ophuls - tout ses films en témoignent - l'univers est une scène de théâtre sur laquelle nous avons tous une fonction assignée. Ses personnages (féminins surtout, mais pas seulement) aspirent à s'extraire des rôles que l'existence nous attribue, et ce quel que soit le milieu social dépeint (la haute bourgeoisie, les femmes du monde ou celles de petite vertu, le monde des artistes, les corps d'armée). A différents moments du récit, Ophuls filme souvent à travers des rideaux ou des objets qui rappellent explicitement leur forme théâtrale, et s'ingénie à les ouvrir ou les refermer, à faire passer des personnages au travers. Ainsi le tapis que l'on époussette au premier plan dans la cour de la propriété à Vienne et qui tombe au moment où la scène démarre ; les nombreux plans qui montrent Lisa observer le monde derrière des rideaux ou des tentures ; les rideaux qui encadrent les deux amants dans le salon privé du restaurant ; les rideaux à la fenêtre du petit train au Prater donnant sur les faux paysages défilants ; le surgissement à travers un grand rideau de la modiste dans la boutique où travaille Lisa, au tout début de la scène qui suit son premier baiser échangé avec Stefan ; les rideaux à l'hôpital où Lisa accouche et, où plus tard, elle rédige sa lettre près de son lit de mort.

Pour un cinéaste aussi méticuleux que Max Ophuls, la lumière comme les décors ou les accessoires peuvent aider à inscrire les personnages dans leur environnement, et à révéler leur situation présente ou future. Adolescente vivant chez sa mère, Lisa comprend subitement que celle-ci va se remarier, la discussion qui s'ensuit est filmée en intérieur avec une cage d'oiseau omniprésente près de la fillette (l'éclairage dur mis au point à ce moment-là par Franz Planer avec ses ombres rectilignes participe de cet enfermement visuel). Plus tard à Linz, alors qu'un militaire lui fait la cour en vue certainement d'un « bon mariage », un berceau se tient juste derrière elle pour évoquer une vie future de mère nourricière prisonnière de son foyer. La séquence à Linz est filmée de manière quasi géométrique dans une lumière aveuglante ne laissant place à aucune nuance ; un petit orchestre joue sans génie alors que les quelques personnages visibles (soldats comme civils) déambulent en suivant ce qui apparaît à l'écran comme un parcours millimétré. Rien à voir avec l'effervescence qui régnait à Vienne, les allées et venues de la caméra de l'ombre à la lumière, les bruits d'ambiance savamment disséminés, les gens vadrouillant dans tous les sens, que ce soit dans la cour du domaine où s'activent ses locataires ou bien dans les rues. La liberté à laquelle aspirait d'entrée Lisa se ressent à travers ses échappées dans le décor, comme la séquence sur la balançoire qui forme des ellipses semblant vouloir écarter les limites de l'image. Dans la même optique, Ophuls organise régulièrement son cadre autour de Joan Fontaine à travers des entrées d'immeubles ou d'appartements, des portes-fenêtres, des grilles : il s'agit de vouloir changer d'univers, de pénétrer dans une autre dimension, de fuir un enfermement, de remplir un manque. A une échelle personnelle ou collective, on remarque donc dès le début un dialectique entre le plein et le vide : au niveau physique lorsque la scène du petit théâtre de la vie se remplit ou de désemplit de monde, et au niveau psychologique et sentimental quand Stefan et Lisa ne sont quasiment jamais sur la même longueur d'onde (l'une sait précisément ce qu'elle veut, l'autre non). C'est pour cette raison que les instants de bonheur, même illusoires, sont toujours teintés de tristesse et de nostalgie, avec la sensation que le temps file entre les doigts comme des grains de sable et alors que l'envers du décor nous ramène assez tôt à la réalité la plus prosaïque.

Le jeu entre l'imaginaire et la réalité participe de cette volonté d'échapper à l'aliénation ; hélas, le résultat est presque systématiquement la fuite en avant qui mène soit à la destruction soit à la mort. Ce jeu atteint son point d'orgue lors de la parenthèse enchantée que constitue la première rencontre amoureuse entre Stefan et Lisa, plus précisément à l'intérieur du petit train du parc d'attractions au Prater à Vienne en plein hiver. Le voyage proposé est totalement artificiel, mais Ophuls met en place une séquence exquise dans laquelle l'illusion est un moyen d'affirmer sa foi dans un rêve qu'on espère voir se réaliser. Dans ce train Lisa et Stefan parcourent plusieurs sites (Venise, les Alpes Suisses) qui sont en fait des toiles peintes défilant derrière la vitre du wagon ; la première s'abandonne à ses rêveries quand le second en sourit. On remarque que chaque moment vécu par la jeune femme prend la valeur d'une vie entière alors que le dandy séducteur fait régulièrement montre de son incompréhension ou de sa trop grande légèreté face aux commentaires de sa partenaire. Cette scène oscille constamment entre humour et tristesse, car les deux personnages ne souhaiteraient pas vraiment quitter ce lieu suspendu dans l'espace et dans le temps. Mais Max Ophuls filme toujours les coulisses, et l'on aperçoit l'opérateur pédaler et changer les toiles peintes quand Stefan demande à ce qu'on relance l'attraction. « Nous revisiterons les décors de notre jeunesse » lance-t-il… Cette phrase dite sur un ton humoristique cache en fait une mélancolie sourde car elle semble avoir été écrite pour Lisa, à la fois narratrice et actrice de cette séquence et qui se construit une existence totalement décalée de la réalité. Le baiser tant attendu ne sera pas montré à l'écran, Ophuls préférant prendre de la distance et rester « à quai », si l'on peut dire, et cadrer le wagon de l'extérieur en laissant le couple à leurs illusions respectives.

Comme d'autres oeuvres du cinéaste, Lettre d'une inconnue accorde une place importante à l'artifice, source de merveilleux mais aussi révélatrice d'une réalité déprimante. Et le train dans l'espace réel, celui de l'Autriche au début du XXème siècle, n'a rien d'un endroit chimérique. Comme dans tout bon mélodrame qui se respecte, l'univers de la gare dans le film prend une signification particulière et bien connue des cinéphiles : il oriente le destin cruel des principaux protagonistes. Dans deux séquences symétriques, Lisa devra dire adieu sans le savoir à l'homme qu'elle chérit ardemment, et dix ans plus tard à son fils - celui de Stefan, resté dans l'ignorance - destiné à mourir du typhus pour être brièvement entré dans un compartiment contaminé. A chaque fois, elle devait revoir chacun d'eux dans « deux semaines » mais le destin en aura décidé autrement.

Les ressorts du mélodrame dans Lettre d'une inconnue sont amplifiés par le figure stylistique de la répétition des actions engagés par Lisa (quand elle visite l'appartement de Stefan pour la première fois, quand elle revient à Vienne et lors de retrouvailles une dizaine d'années plus tard) et celle de la symétrie entre les scènes. Le corps principal du film, subordonné au registre de l'interprétation et de l'imaginaire, est encapsulé entre deux séquences qui renseignent sur le caractère bien réel et inéluctable de la tragédie en cours. Cette structure narrative propice au déploiement d'une pensée libre et sinueuse permet à Ophuls de décliner à l'envi ses arabesques élégantes mettant en jeu des mouvements de caméra très élaborés qui vont saisir les personnages pour ne plus les lâcher. Il conçoit ainsi une sorte de chorégraphie qui les arrachent à la théâtralité de leur existence avec une fluidité impressionnante pour les fondre dans un environnement vecteur de poésie, de rêve, mais aussi de profond désenchantement. Comment se traduit cette fluidité ? Les acteurs ne se déplacent quasiment jamais seuls et dans une simple direction, ils sont toujours suivis par une caméra mobile qui ne se prive pas d'opérer plusieurs mouvements contraires à leur déplacement. Derechef, le cinéaste s'arrange souvent pour déconnecter la base du travelling de la caméra pour que chacun opère un mouvement contraire à l'autre. Tous ces effets combinés permettent de conférer à chaque séquence une pulsation propre, un flottement particulier et un caractère indépendant l'une de l'autre (une approche qui irritait les producteurs hollywoodiens, qui ne supportaient pas que Max Ophuls assurât le montage du film durant le processus même du tournage). Enfin cette mise en scène développe une temporalité différente, propre à une œuvre d'une grande mélancolie qui cherche à lutter contre le passage destructeur du temps. L'autre effet de style concerne bien sûr les escaliers (en spirale surtout) dont le cinéaste fut un grand amateur. L'escalier permet au personnage de prendre son élan, la montée de l'escalier arrache ce dernier à la pesanteur, mais la vérité - belle ou décevante - l'attend toujours à son sommet. Et l'effet est double car après l'ascension survient inévitablement la descente, souvent dans un espace déserté par la foule, comme dans à la fin de la séquence du hall de l'opéra de Vienne qui a permis à Max Ophuls de diriger son fameux plan séquence.

Dans ce plan séquence légendaire, le réalisateur extraie lentement Lisa de l'agitation - provoquée par les spectateurs qui se déplacent de droite à gauche et de l'avant vers l'arrière du cadre - pour la faire gravir le grand escalier menant au premier étage. Alors qu'elle entend des commentaires peu amènes sur Stefan Brand, c'est en haut qu'elle aperçoit le pianiste aux tempes grises, affaibli et isolé en contrebas, et qu'elle subit un choc dévastateur en retour. Ce plan séquence magnifiquement exécuté a été raccourci au montage sur les conseils du producteur John Houseman, qui parvint à convaincre tant bien que mal Ophuls de tourner deux plans de coupe sur les deux protagonistes. On aurait bien aimé découvrir les plans initiaux du cinéaste, voir comment il aurait organisé dans un même mouvement l'espace scénique séparant Lisa de Stefan, mais force est d'admettre que les deux plans rapprochés sur les personnages ne nuisent pas réellement à la puissance de la mise en scène. Et c'est au beau milieu du spectacle que Lisa quittera sa loge et descendra ce même grand escalier en plan large dans un hall complètement vide. Lisa qui avait épousé Johann Stauffer, un officier au rang social élevé, pour éduquer confortablement son fils, est alors ramenée vers son passé et sa seule certitude demeure l'amour inconditionnel qu'elle porte à Stefan. C'est donc à nouveau à une forme d'isolement que Lisa se retrouve condamnée, à mesure qu'elle se sépare psychologiquement puis physiquement de son mari pour espérer retrouver le bonheur qu'elle s'était imaginée dix ans auparavant. Alors qu'elle a regagné sa maison après sa brève rencontre avec Stefan, Ophuls a la sagacité de filmer un plan de Stauffer se tenant debout devant deux épées croisées accrochées au mur et annonçant à son épouse qu'il n'entend pas se laisser humilier : cette image nous apprend ainsi l'identité de l'homme que Stefan devra affronter en duel. A partir de cet instant nombreux seront les plans, nocturnes cette fois, où Lisa marchera seule vers un arrière-plan lumineux semblant dessiner une trajectoire en profondeur qui l'emmène vers la fin. Ce sera notamment le cas lorsqu'elle abandonnera l'appartement de Stefan, quittant l'élu de son cœur pour la dernière fois après s'être rendu compte avec douleur que celui-ci l'avait complètement oubliée.

Max Ophuls apprécie peu les gros plans et quand il y a recours, l'effet est saisissant. C'est le cas précisément de deux cadrages sur un Stefan plus âgé, l'un à l'intérieur de l'opéra, l'autre à l'extérieur face à Lisa lors de leur retrouvailles. Dans le premier plan, le cinéaste montre un homme à la mine défaite, qui n'exprime rien, dont chaque trait du visage renseigne sur le vide intérieur d'un personnage en plein désarroi, totalement perdu et absent à lui-même. Dans le deuxième plan, Stefan a tous les traits d'un vampire, grâce à la lumière expressionniste qui découpe violemment l'entièreté de son visage ; c'est un prédateur qui apparaît ici, mais un prédateur ignorant de ce qu'il recherche, un homme sans passé ni avenir qui a totalement perdu pied. La haine de soi transparaît dans toute sa cruauté. Et l'on se souvient d'une séquence ayant pris place une dizaine d'années auparavant, dans laquelle Stefan et Lisa se trouvaient devant une vitrine de mannequins en cire. La jeune amoureuse se demandait si l'on ferait un jour un personnage de cire de Stefan, future célébrité de la musique. Ce dernier lui demandait à son tour si elle paierait un penny pour le voir. Ce à quoi elle répondait : « Si vous vous animez. » C'est là que survient la triste ironie de la situation : nous avons d'un côté une femme se faisant sa propre idée de la personne qu'elle aime passionnément au point de l'imaginer comme un modèle parfait créé par ses soins, et de l'autre côté un homme qui dans la réalité finit par arborer un masque de cire, un masque qui traduit tout le vide de son existence et son absence totale d'émotion. Cette manière subtile qu'a Ophuls de soigner la psychologie de ses personnages par l'alliance étroite entre le texte et l'image dans des scènes fonctionnant en miroir l'une de l'autre fait également le prix de cette œuvre profondément attachante.

A première vue, Lettre d'une inconnue raconte l'histoire de Lisa. L'ensemble est filmé de son point de vue puisque c'est la lettre rédigée de sa main qui dicte la narration à travers trois flashbacks. Koch et Ophuls respectent en cela la figure de style littéraire propre à Stefan Zweig, qui fait raconter à un ou plusieurs personnages le récit à travers des enchevêtrements temporels qui mêlent la mémoire à l'imaginaire - tout récemment, en 2013, Wes Anderson reprend délibérément cette figure de style dans son magnifique Grand Budapest Hotel, librement inspiré des oeuvres du romancier autrichien. Dans Lettre d'une inconnue, Lisa Berndle évoque le cours de sa vie et ce que nous voyons est censé refléter sa vision toute personnelle. Dans le premier flashback, un formidable mouvement vertical de grue semble la propulser (et nous avec) dans le monde de ses souvenirs. Stefan Brand nous est présenté via son point de vue dès que le son du piano se fait entendre grâce au plan en caméra subjective de la balançoire, l'endroit d'où elle regarde la fenêtre du soliste. Durant quasiment tout le film, Lisa sera logiquement en position d'observatrice en accord avec la voix off qui déroule le fil de sa pensée. Mais la mémoire est par essence subjective et sélective, elle est autant l'interprétation du réel qu'une projection évasive de nos vœux, conscients ou inconscients. C'est ce qui peut expliquer la forte sympathie que nous, spectateurs, éprouvons pour Lisa et son amour-passion malgré le fait que son attitude obsessionnelle et même masochiste pourrait facilement la caractériser de façon très négative. C'est tout l'art d'Ophuls d'empêcher cela parce que le cinéaste joue très habilement avec les points de vue. On se rendra vite compte que Lettres d'une inconnue, par le truchement seul de sa mise en scène, raconte en fait l'histoire de Stefan Brand, un personnage masculin insignifiant car égoïste, dilettante et vaniteux qui deviendra un mondain revenu de tout après avoir gaspillé son talent, et dont le manque de souvenirs renvoie à sa vacuité ; vu d'abord à travers les yeux d'une femme aveuglée par son amour, petit à petit il prendra de l'épaisseur. Le film montre ainsi un homme comblant son absence de mémoire par les souvenirs d'une autre personne, un cheminement psychologique qui amène son existence à prendre enfin un sens juste avant de périr.

Un plan attire assez vite l'attention, d'autant plus qu'il montre la toute première rencontre entre Stefan et Lisa âgée de 15 ans. Celle-ci lui ouvre la porte d'entrée de son immeuble. Elle se tient derrière, encadrée par la vitre vers laquelle regarde Stefan dont le reflet se superpose sur la jeune femme. Ce plan pourtant rapide est proprement incroyable en ce qui révèle le sujet même du film. Nous voyons un plan issu du souvenir de Lisa dans lequel cette dernière regarde avec ses yeux fascinés un homme qui la regarde en retour avec un effet grossissant dû au sur-cadrage, et dans lequel on voit son propre reflet faire le lien entre les deux regards ! Par ailleurs ce lieu n'est absolument pas anodin puisque c'est ici-même, à la toute fin du film, qu'apparaîtra le « fantôme » de Lisa devant un Stefan se souvenant enfin de la jeune femme juste avant d'aller prendre son carrosse qui le conduira à la mort. Deux autres scènes essentielles, mises habilement en parallèle, fonctionnent avec la même intention. Par deux fois nous voyons Stefan filmé exactement de la même façon en plongée du haut de l'escalier (et avec le même panoramique circulaire) en train de ramener une femme chez lui : la première fois il s'agit du point de vue de Lisa adolescente qui observe la scène d'en haut ; la deuxième fois personne ne se trouve au sommet des marches et c'est une Lisa plus mature qui accompagne le pianiste dans sa demeure. Quel est donc le point de vue dictant cette deuxième séquence en miroir ? Celui de Lisa la « narratrice » qui se voit elle-même monter les marches, sans s'imaginer un instant que cette image d'une férocité terrible l'associe aux donzelles qui se sont succédé dans le lit de Stefan ? Ou est-ce plutôt le point de vue d'Ophuls qui, à l'intérieur de la vision de Lise, prend le relais pour nous présenter la triste réalité ? Cette mise en scène vertigineuse fait également tout le prix de ce mélodrame à tiroirs. Car tout l'objet de Lettre d'une inconnue, pour Max Ophuls, est d'opérer une translation de point de vue pour aboutir à une fusion à la toute fin du film.

Après avoir achevé la lecture de la longue lettre par l'avis de décès de Lisa, Stefan se remémore les moments de félicité qui l'ont temporairement uni à elle. Ophuls filme ces courts extraits de scènes en les nimbant d'un cercle de fumée tournant dans le sens des aiguilles d'une montre afin de figurer le temps qui passe inexorablement et qui ne peut être rattrapé. Le dernier de ces extraits est celui du plan en plongée où Lisa, saisie en gros plan et assise devant les touches du piano, contemple en adoration Stefan jouant pour elle dans la salle désertée par l'orchestre. A cet instant, le cinéaste utilise un fondu enchaîné pour revenir au temps présent, qui fait superposer exactement le visage de Stefan à celui de la jeune femme : le basculement de point de vue et le transfert de mémoire sont complets, la fusion est totale. Il s'agit ici d'une idée sublime, nous assistons à l'un des plus beaux et plus signifiants fondus enchaînés de l'histoire du cinéma (Steven Spielberg saura s'en souvenir en 1998 dans Saving Private Ryan, même s'il en fera un usage un peu différent et en deux temps). Ce que le récit a été impuissant à raconter, ce que les amants ont été incapables d'accomplir, le cinéma, lui, peut l'exprimer. Et de quelle manière ! La romance qui n'a jamais existé dans les faits prend soudainement vie grâce à un pur exercice de mise en scène. C'est l'acmé du film, le point d'orgue de sa respiration profonde.

Fondu enchaîné avec les deux visages qui se superposent exactement.

A ce moment précis de Lettre d'une inconnue, Max Ophuls, vingt ans après la fin du muet, retrouve la puissance évocatrice et l'inspiration lyrique de réalisateurs tels que Borzage ou Murnau et se hisse à leur sommet, très haut. Et nous, cinéphiles étranglés par l'émotion, d'accompagner Stefan qui s'en retourne rasséréné ; il est parvenu à combler son vide existentiel par l'entremise de la voix intérieure de Lisa avant d'accepter son funeste destin. Et enfin l'émigré juif allemand Ophuls de revisiter une énième fois avec lucidité et nostalgie sa Mitteleuropa chérie qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale (à peine 2-3 ans séparent le film de sa fin), après le suicide de Stefan Zweig en 1942 puis la destruction systématique des Juifs d'Europe Centrale et Orientale qui furent pour une bonne partie à l'origine de son effervescence culturelle, n'est plus qu'une chimère, un souvenir évanescent destiné à sortir de la pénombre au gré seulement des volontés d'un artiste qui portera en lui sa mémoire jusqu'à sa propre disparition.

Source : http://cinevallee.fr/lettre-dune-inconnue/